lunes, 9 de enero de 2012

Le voleur de morphine, en el diario Libération


DANS LES BRAS DE MORPHINE
Le Voleur de morphine se présente comme la traduction de The Morphine Thief, un livre qu’aurait écrit Samuel Kurt Caplan, «artiste plasticien et écrivain nord-américain» né en 1921 et «pionnier de l’art infographique». Mais c’est bel et bien un roman de Mario Cuenca Sandoval, professeur de philosophie à Cordoue né en 1975 et dont c’est la première œuvre traduite en français. Il a cette phrase en épigraphe : «Cette histoire est une mouche dans la bouche d’un caméléon/ et un caméléon dans la bouche d’un serpent/ et un serpent dans la bouche d’une grotte.» «Cette histoire» est celle d’une guerre, celle de Corée, mais ambitionne manifestement d’être celle de toute guerre où sont égarés des soldats américains.
La guerre serait ce caméléon qui aurait investi le moindre recoin de la vie pour devenir la vie elle-même. Le soldat américain Bentley le Maigre et son collègue colombien Wilson Reyes, les époux Goh et le jeune voleur de morphine ainsi que «Bentley le Flocon de neige» à une époque antérieure sont les personnages principaux mais secondaires d’un récit et d’événements qui les dépassent, une sorte de saga miteuse et épique qui est donc la guerre. Le Voleur de morphine est un roman d’aventures dont les états de conscience sont les héros. La guerre est plus que la réalité, elle est aussi une réalité parallèle. Il se trouve que «ce conflit en cachait un autre, un combat halluciné où les Jaunes armés de baïonnettes archaïques et aveuglés par l’opium attaquaient les bunkers, et où les Américains grisés d’herbe les accueillaient avec des rafales de balles». D’autant que Bentley le Maigre a depuis l’enfance un sens très particulier de l’interprétation. «Je pensais que la Bible peut être lue comme s’il n’existait pas d’autre monde maudit que celui-ci, comme si elle ne faisait pas allusion à l’au-delà, mais à notre univers. Je croyais que le salut et la condamnation étaient des concepts psychologiques, des états de conscience ; que les anges et les démons étaient les alliés et les rivaux de notre bonheur, rien de plus.»
«Un pouvoir de persuasion vipérin» : c’est ce que possède un tract des «Jaunes» dont Bentley le Maigre et Reyes ne déchiffrent pourtant que le dessin. Mais c’est ce qu’a aussi l’œuvre d’Edgar Allan Poe qui réunit les deux soldats, et en particulier la nouvelle «l’Enterrement prématuré». Qu’est-ce que la guerre sinon l’enterrement prématuré de ses participants ? Quelle langue y parle-t-on ? «Quel langage peuvent bien partager des ennemis qui vivent dans des pays différents et rivaux et ne s’expriment pas de la même manière ?» La morphine en est un quand survient une aide inespérée. «En une seconde à peine, les muscles de ton visage se sont relâchés, tes paupières se sont fermées et tes tremblements ont cessé. Où vont les tremblements quand ils partent ?» Il faut compter avec «la sainteté des opiacés». La fièvre bouleverse toute rationalité, comme quand on agite une boîte et que tout se retrouve sens dessus dessous. «C’est ce qui arrivait aux mots prisonniers de la fièvre qui les secouait comme des couverts, les bousculait, les faisait reluire. Certains restaient à leur place et d’autres changeaient de sens pour devenir éblouissants. La fièvre agissait ainsi sur les mots. La fièvre aurait dû être un sujet d’étude pour les grammairiens et non pour les médecins.» C’en est un pour Mario Cuenca Sandoval. La guerre est un «sujet d’étude» pour les romanciers. Elle est un sujet de fiction et de réalité. «On livrait une autre guerre dans nos poumons. Une guerre menée par des ennemis minuscules. La guerre était devenue un virus, ou vice-versa.» Les mots peuvent être le contrepoison.
Face aux «Orientaux désorientés», les Occidentaux sont à l’ouest. Toute identité est difficile à tenir. Il y a beaucoup de photos dans le Voleur de morphine, celles de très jeunes gens nus prises en pleine guerre et celles de Bentley le Flocon de neige qui s’obstinait jadis à vouloir prouver que deux flocons pouvaient être identiques. Ce sont toutefois les mots qui comptent. «La mémoire dispose de filets d’images et de paroles, mais au bout du compte, c’est toujours dans le rets des mots qu’on remonte des profondeurs les animaux les plus impressionnants.» «J’ai inventé des histoires de compassion car la pitié devrait avoir sa place là-dedans. J’ai écrit des fictions, si toutefois la compassion n’est pas à elle seule un récit de fiction», dit «le traducteur» qui ajoute : «Ces histoires tronquées devaient déboucher sur une grotte qui aurait été le trou d’évacuation du récit ; les histoires fonctionnent ainsi, Reyes, elles ne finissent pas mais se perdent, sont capturées. Toute histoire se conclut sur un abandon, le reste, c’est de la falsification, de la littérature.» C’était déjà une leçon de la morphine quand, sous son emprise, disparaît toute gravité. «Les choses qui pèsent sur le cœur et sur la terre, l’inquiétude et la matière ne sont-elles qu’une seule et même réalité ?» MATHIEU LINDON

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