martes, 21 de febrero de 2012

Le Voleur de Morphine en el diario Le Temps


Les fracas de la guerre de Corée dans le roman halluciné d’un jeune auteur espagnol

Par Par Isabelle Rüf

Dans ce récit, présenté comme une traduction de l’américain, Mario
Cuenca Sandoval fait entendre et voir, avec des moyens littéraires
audacieux, l’insaisissable folie de tous les conflits armés


Genre: Roman

Réalisateurs: Mario Cuenca Sandoval

Titre: Le Voleur de morphine

Trad. de l’espagnol par Isabelle Gugnon

Studio: Passage du Nord-Ouest, 214 p.


L’auteur du Voleur de morphine , Samuel Kurt Caplan, est né à Jéricho, dans le Vermont, en 1921. Pionnier de l’art infographique, il créait des œuvres à l’aide des caractères latins, comme les pointillistes utilisaient les touches de couleur. On voit quelques-unes de ces images – char d’assaut, soldat sous le feu des bombes, figures asiatiques – dans son unique roman, paru en 1981, et aussi sur la page Facebook de l’artiste, pourtant décédé à Bogotá en 1997.


Histoire du manuscrit trouvé


Mario Cuenca Sandoval aurait traduit en espagnol ce Voleur de morphine , mais son nom figure à la place de l’auteur sur la couverture de la version française. Vous suivez? Le vieux procédé du manuscrit trouvé est toujours efficace, et ce n’est qu’un des pièges les plus visibles de cet ouvrage qui ne cesse de ménager des surprises poétiques et narratives, œuvre d’un professeur de philosophie à Cordoba, né en 1975.

Le Voleur de morphine est un livre sur la guerre, celle de Corée, mais aussi toutes les guerres. Un livre d’horreur, de poésie et de beauté, drôle parfois. Empli de fureur et de sons, qui, dès la première page, font musique. Le Maigre, une des trois figures qui traversent le récit de bout en bout, saute en parachute «comme un javelot fendant l’obscurité»: «Il lui semblait que cette constellation de bruits avait un sens intentionné, que c’était là une véritable musique, une partition dans laquelle les explosions jouaient les percussions.» Avant de s’enrôler, Bentley le Maigre était fermier dans le Vermont. Il a «une nature de rongeur», des rêves de ragondin, et lit la Bible «commes’il n’existait pas d’autre monde maudit que celui-ci». Il ne sait pas du tout ce qu’il est venu faire dans ce pays, grouillant de Jaunes, ces «faces de singes», ces Chinois, si éloignés des humains, tous pareils, sans cesse renouvelés, une marée infinie et disciplinée, obéissant à des slogans absurdes.


Monde flou

A ses côtés, toujours prêt à lui rouler un joint, Wilson Reyes, un géant colombien, un ange roux lecteur de Poe, qui demande à être enterré avec le petit recueil des nouvelles qu’il trimballe sous la mitraille. Pour lui, «les seules idéologies valables sont celles de la Chaleur et d Froid». Ils auront les deux, de la neige et des moustiques, de la fièvre et des frissons: «le pire de la guerre, c’était ses petites misères». Ces deux et leurs compagnons flottent dans un monde flou d’alcool et de drogue, où plus rien n’a réalité ni sens, sinon la puanteur, la douleur, et parfois un inconcevable bonheur. Le mort peut venir de partout, des fleurs les plus éclatantes, de l’eau, de l’air, des autres et des siens. Un jour, Wilson disparaît et son ami le cherche auprès du lieutenant Caplan, celui qui peut tout obtenir s’il le veut, Caplan, comme l’auteur supposé. Son prénom est Qwerty, selon les premières lettres du clavier derrière leque il campe à composer ses œuvres graphiques. C’est lui qui explique à Bentley l’origine du mot «morphine», qui vient de Morphée. Les soldats en ont un petit tube dans leur paquetage en cas de blessure grave. La quatrième figure de ce sombre jeu, c’est justement Han, le voleur de morphine, qui apparaîtra bien plus tard, furtif, tentant, séduisant, insaisissable. Wilson Reyes le rencontrera quand, blessé, il sera recueilli par un médecin coréen, le docteur Goh, soigné, caché. Le rapport entre le géant et la famille Goh, elle-même en porte-à-faux, petit îlot au milieu de la jungle communiste, est un des détours les plus étranges du roman.


Habile entrelacs


Le récit sinue, habile entrelacs d’identités brouillées, de répétitions et de décalages. Cuenca Sandoval varie les adresses – il, je, tu –, glisse des dialogues, se permet des incises, des flash-back, des digressions. Il est longuement question de Wilson Snowflake Bentley (1865-1931), qui consacra sa vie à essayer de photographier les flocons de neige dans leur infinie diversité. Un chapitre est consacré à Poe, Baudelaire et Nietzsche, mais ce détour s’intègre parfaitement dans un tissu composé de brefs fragments qui s’emboîtent avec une précision onirique. Le livre –on a envie de dire le film, tant les images et les sons sont prégnants – s’achève par une page de citations. Joseph Conrad, auquel on a pensé souvent au cours de la lecture; le cinéaste Terrence Malick; Marcel Proust selon qui «les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère». Celle de Mario Cuenca Sandoval a cette étrangéité.

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